Le jeu de rôle sur table, c’est un peu comme le Big Bang de l’univers geek : une explosion créative partie d’un sous-sol du Wisconsin qui a engendré des galaxies entières de mondes fantastiques, de règles byzantine et de souvenirs impérissables. Mais derrière chaque d20 lancé, derrière chaque personnage ressuscité par un clerc compatissant, se cachent des visionnaires qui ont façonné notre hobby.
Ces architectes de l’imaginaire ont transformé des wargames poussiéreux en véritables laboratoires narratifs où l’impossible devient quotidien. Aujourd’hui, nous rendons hommage aux dix figures les plus influentes du jeu de rôle sur table, celles sans qui vos vendredis soirs seraient probablement consacrés à regarder des séries Netflix au lieu de négocier avec un dragon.Les pères fondateurs : quand le JDR est sorti du néant
Avant 1974, le concept même de jeu de rôle sur table n’existait pas. Les joueurs déplaçaient des armées, pas des héros individuels. Puis deux hommes ont décidé que contrôler un seul personnage dans un donjon serait infiniment plus amusant que de gérer des bataillons entiers. Spoiler : ils avaient raison.
Gary Gygax : le père spirituel de tous les maîtres de jeu

Ernest Gary Gygax (1938-2008) est probablement le nom que vous murmurez en allumant vos bougies avant chaque session. Né à Chicago et élevé à Lake Geneva dans le Wisconsin, cet ancien assureur a cofondé TSR (Tactical Studies Rules) en 1973 et coécrit la première version de Donjons et Dragons publiée en janvier 1974. Mais réduire Gygax à un simple coauteur serait comme dire que Tolkien a juste écrit des histoires avec des hobbits.
Gygax a d’abord publié en 1971 Chainmail, un wargame médiéval avec une annexe fantastique inspirée du Seigneur des anneaux, dont certaines mécaniques de résolution seront reprises dans Dungeons & Dragons. Il a également fondé la Gen Con en 1968, la convention de jeux qui est devenue le plus grand rassemblement annuel de joueurs en Amérique du Nord. Ce meeting de 20 personnes dans son sous-sol est devenu la genèse de la convention qui attire aujourd’hui des dizaines de milliers de participants.
Son influence s’étend bien au-delà de D&D. Il a créé le magazine The Dragon (devenu Dragon Magazine), lancé des jeux comme Boot Hill, et rédigé les règles d’Advanced Dungeons & Dragons en 1977. Son Appendix N du Dungeon Master’s Guide original est devenu une liste de lecture sacrée pour tout amateur de fantasy, citant des auteurs comme Jack Vance, Fritz Leiber et Robert E. Howard comme influences majeures.
Dave Arneson : le génie oublié de Blackmoor
Si Gary Gygax est le père du JDR, alors Dave Arneson (1947-2009) en est la mère porteuse trop souvent oubliée dans les cérémonies de remise de prix. Ce garde de sécurité du Minnesota est surtout connu pour avoir coécrit avec Gary Gygax le premier et le plus célèbre des jeux de rôle, mais son rôle est moins reconnu.
La vérité historique est plus nuancée que la légende ne le laisse entendre. Après avoir joué au wargame Braunstein, Arneson a adapté la mécanique de jeu d’un personnage par joueur et d’un maître de jeu avec un rôle d’arbitre pour animer des parties d’un petit groupe de joueurs s’aventurant dans des tunnels souterrains d’univers fantastique. C’est cette idée qui est à la base du jeu de rôle.
Arneson a ajouté des innovations comme les classes de personnages, les points d’expérience, la progression par niveau et la classe d’armure. Sa campagne Blackmoor, présentée à Gygax en novembre 1972, a été le moment eurêka qui a déclenché la création de D&D. Après la démonstration de Blackmoor, Gary Gygax a été très impressionné par l’expérience de jeu.
Malheureusement, l’histoire d’Arneson avec TSR fut tumultueuse. Depuis 1974, TSR payait des droits d’auteur à Arneson sur tous les produits D&D. Cependant, quand la compagnie a publié Advanced Dungeons & Dragons en 1977, elle a déclaré que AD&D était un produit significativement différent, ce qui a entraîné des poursuites légales dès 1979. Un rappel que même dans le monde du JDR, l’argent peut transformer des collaborateurs en adversaires.
Greg Stafford : le chaman du jeu de rôle
Greg Stafford (1948-2018) était ce que l’industrie appelait un visionnaire, et ce que ses collègues appelaient probablement “ce type qui avait toujours deux trains d’avance sur tout le monde”. Chaque game designer connaît la “Stafford Rule” : si vous croyez avoir inventé une mécanique innovante, Greg Stafford l’a déjà fait.
Dès 1966, Greg a commencé à créer Glorantha, bien avant que le JDR sur table n’existe. Il a fondé Chaosium en 1975 pour publier son jeu de plateau White Bear & Red Moon, puis le JDR RuneQuest en 1978. Son monde de Glorantha se distingue par son utilisation complexe de la mythologie, fortement influencée par les approches universalistes de Joseph Campbell et Mircea Eliade, son éthique howardienne, et, fait inhabituel parmi les premiers JDR américains, son manque relatif d’influence tolkienienne.
Stafford n’a pas seulement créé des mondes : il a façonné des philosophies de jeu. Pendragon, son jeu arthurien, reste une référence pour la simulation des dilemmes chevaleresques. Le système Basic Role-Playing (BRP), développé avec Lynn Willis, est devenu le moteur de presque tous les jeux Chaosium. Soutenu par Sandy Petersen, il est retourné chez Chaosium en mai 2015 comme président du conseil d’administration et consultant créatif.
Les innovateurs : ceux qui ont brisé le moule
Si les pères fondateurs ont inventé le concept, les innovateurs ont prouvé que le JDR pouvait être bien plus qu’une simple exploration de donjons avec des elfes et des nains. Ils ont ouvert des portes vers l’horreur cosmique, les ténèbres gothiques et les arts martiaux de Hong Kong.
Sandy Petersen : l'homme qui a rendu Cthulhu jouable
Sandy Petersen (né en 1955) est la preuve vivante qu’un passionné peut révolutionner une industrie. Après avoir étudié la zoologie et l’entomologie à l’Université de Berkeley, il a intégré Chaosium en 1980 et créé le jeu de rôle L’Appel de Cthulhu en 1981.
La philosophie de conception du jeu mettait l’accent sur l’horreur investigatrice plutôt que sur le combat, positionnant les joueurs comme des investigateurs vulnérables démêlant des mystères lovecraftiens à travers la collecte d’indices, les jets de compétences et les rencontres érodant la santé mentale avec des entités cosmiques. Le système de Santé Mentale qu’il a inventé est devenu un standard de l’industrie, copié dans d’innombrables jeux d’horreur.
Mais Petersen n’est pas qu’un rôliste. Il a travaillé chez id Software de 1993 à 1997 où il a contribué aux jeux vidéo Doom, Doom II et Quake, puis à Age of Empires. Dans Quake, l’existence des Shamblers, des Formless Spawn et de Shub-Niggurath parle d’elle-même quant à son influence lovecraftienne. L’homme a littéralement exporté l’horreur cosmique du JDR vers le jeu vidéo.
Mark Rein-Hagen : le prince des ténèbres gothiques
Mark Rein-Hagen (né en 1964) a fait quelque chose d’impensable dans les années 90 : il a rendu les vampires cool avant que Twilight ne les rende ridicules. Il est surtout connu comme le créateur de Vampire: The Masquerade et de ses jeux associés du World of Darkness.
Rein-Hagen et Jonathan Tweet ont fondé l’éditeur Lion Rampant en 1987 au St. Olaf College où ils ont conçu Ars Magica sur une période de neuf mois. Après la fusion avec White Wolf en 1990, Rein-Hagen a conçu le jeu Vampire: The Masquerade durant le trajet vers la GenCon 23, et la nouvelle compagnie a pu publier le jeu dès 1991.
Vampire était conçu comme un jeu de fantasy urbaine sombre, avec une atmosphère gothique similaire à Ravenloft de TSR. Ce serait aussi le premier d’une série de jeux liés partageant le même monde. Le Storyteller System qu’il a créé a révolutionné l’approche narrative du JDR. Vampire: The Masquerade a propulsé l’ascension commerciale de White Wolf, aidant l’entreprise à revendiquer environ 25% des parts de marché du JDR au milieu des années 1990.
La série World of Darkness a commencé son développement en 1990, conçue comme la première d’une série planifiée de cinq jeux annuels : Vampire: The Masquerade (1991), Werewolf: The Apocalypse (1992), Mage: The Ascension (1993), Wraith: The Oblivion (1994) et Changeling: The Dreaming (1995).
Steve Perrin : l'architecte des pourcentages
Steve Perrin (1946-2021) est l’homme qui a dit “et si on utilisait des pourcentages au lieu de classes de personnages ?” et qui a ainsi changé le JDR pour toujours. Membre de la Society for Creative Anachronism qui reconstitue des combats médiévaux, Steve Perrin fut l’un des premiers à modifier les règles de combat héritées de Donjons et Dragons en développant le système qui allait devenir le Basic Role-Playing, système utilisé dans presque tous les jeux de Chaosium.
Ses réflexions fascinantes sur le développement de RuneQuest constituent les règles qui ont cimenté Steve Perrin comme l’un des game designers les plus influents de tous les temps. Le système qu’il a créé avec RuneQuest en 1978 a introduit des concepts révolutionnaires : pas de classes, pas de niveaux, progression basée sur l’utilisation des compétences.
RuneQuest était, à un moment donné, le deuxième jeu de rôle fantasy le plus populaire après Dungeons & Dragons. Le système d100/BRP qu’il a développé est devenu la colonne vertébrale de L’Appel de Cthulhu, Stormbringer, Elric! et de dizaines d’autres jeux. Il a également créé le jeu Superworld, Elfquest chez Chaosium, et divers suppléments chez plusieurs compagnies.
Jonathan Tweet : le rénovateur de D&D
Jonathan Tweet (né en 1965) est peut-être le designer de JDR le plus polyvalent de sa génération. Il a participé au développement des jeux de rôle Ars Magica, Everway, Over the Edge, Talislanta, de la troisième édition de Dungeons & Dragons et de 13th Age.
En 1987, Ars Magica a établi un précédent pour apporter plus de contenu narratif aux personnages et aux mécaniques de jeu. Son partenaire créatif sur Ars Magica a porté cette structure au monde moderne avec Vampire: The Masquerade. Puis en 1992, Over the Edge a montré comment des règles simples et libres pouvaient permettre une plus grande créativité des joueurs. Ce jeu a eu une grande influence sur le mouvement indie.
Mais son impact le plus significatif reste la 3e édition de D&D en 2000. La création par Tweet de Dungeons & Dragons 3rd Edition a dépouillé le jeu jusqu’à un ensemble de mécaniques centrales, abandonnant une grande partie des scories et de la complexité arbitraire qui s’étaient accumulées, et a lancé une sorte de renaissance du JDR. L’Open Gaming License qu’il a contribué à créer a transformé des concurrents en collaborateurs et a engendré tout l’écosystème d20.
Robin D. Laws : le théoricien du fun
Robin D. Laws (né en 1964) est le genre de designer qui ne se contente pas de créer des jeux : il théorise sur pourquoi les jeux fonctionnent. Il est l’auteur de nombreux romans et jeux de rôle ainsi qu’un anthologiste.
En 1998, Greg Stafford a demandé à Laws de créer un nouveau jeu de rôle basé sur son monde de Glorantha, qui est devenu d’abord Hero Wars, publié en 2000 comme premier produit entièrement professionnel d’Issaries, puis étendu et republié en 2003 sous le nom d’HeroQuest.
Sa contribution la plus révolutionnaire reste le système GUMSHOE, conçu pour les jeux d’investigation. Laws a également conçu Mutant City Blues (2009) et Ashen Stars (2011) comme jeux d’investigation dans les genres super-héros et space opera. Le principe central de GUMSHOE est simple mais génial : les joueurs trouvent toujours les indices essentiels, car échouer à un jet de dé pour découvrir une information cruciale n’est tout simplement pas amusant.
Son jeu Feng Shui (1996) a prouvé qu’on pouvait capturer l’essence des films d’action de Hong Kong en JDR. En 2012, Laws a aussi lancé un Kickstarter pour son jeu Hillfolk, présentant son nouveau DramaSystem. L’objectif était de 3 000 $, mais il a récolté plus de 93 000 $, et le jeu a remporté le Diana Jones Award 2014.
Margaret Weis et Tracy Hickman : les architectes de Dragonlance
Margaret Weis (née en 1948) et Tracy Hickman (né en 1955) représentent un cas unique dans l’histoire du JDR : un duo créatif dont l’impact transcende le jeu de rôle pour englober toute la littérature fantasy. En 1999, le magazine Pyramid a nommé Weis parmi les personnes les plus influentes du millénaire, déclarant qu’elle et Hickman sont “fondamentalement responsables de tout le genre de la fiction de jeu“.
Les Hickman ont conçu Dragonlance en conduisant vers TSR pour un entretien d’embauche. Tracy Hickman a rencontré sa future partenaire d’écriture Margaret Weis chez TSR, et ils ont rassemblé un groupe d’associés pour jouer au jeu de rôle Dungeons & Dragons. Les aventures durant ce jeu ont inspiré une série de modules de jeu et une série de romans.
L’entreprise a vendu 14 millions d’exemplaires de romans, settings et aventures Dragonlance d’ici 1997. Leur innovation majeure fut de synchroniser les romans avec les modules d’aventure, permettant aux joueurs de vivre l’histoire à la fois à la table de jeu et à travers la prose.
Les romans Dragonlance faisaient partie d’une franchise multimédia bien plus large qui accompagnait des centaines de nouvelles et de modules supportant le jeu lui-même. Leur influence se mesure en termes de millions de lecteurs convertis au JDR grâce à leurs livres, prouvant que les mondes ludiques pouvaient aussi être des univers littéraires à part entière.
L'héritage des bâtisseurs de mondes
Ces dix visionnaires ont fait bien plus que créer des jeux : ils ont inventé un médium ludique et artistique. Du sous-sol de Lake Geneva aux conventions internationales, du d20 au système de Santé Mentale, chaque innovation a contribué à façonner le paysage du jeu de rôle moderne. Aujourd’hui, quand vous lancez vos dés, que vous incarnez un personnage, lorsque vous explorez un donjon ou négociez avec un prince vampire, vous marchez sur les épaules de géants.
Il est naturellement impossible de citer tous les architectes de la culture rôliste dans un seul article. On aurait pu évoquer Ken St. Andre, créateur de Tunnels & Trolls, le premier JDR à oser défier D&D dès 1975. On aurait pu rendre hommage à Marc Miller et son Traveller, qui a posé les fondations de la science-fiction rôliste. On aurait pu célébrer Ed Greenwood et ses Royaumes Oubliés, Kevin Siembieda et son univers Palladium, ou encore les pionniers du mouvement narratif comme Ron Edwards et Vincent Baker, qui ont révolutionné notre façon de penser la fiction partagée.
Mais nous tenions à placer au cœur de cet article ces précurseur qui ont forgé les racines mêmes du jeu de rôle moderne. Ces pionniers nous ont légué la liberté de raconter nos propres histoires, ensemble, autour d’une table.
FAQ - Foire Aux Questions :
1. Qui a véritablement inventé Donjons et Dragons ? D&D est le fruit d’une collaboration entre Gary Gygax et Dave Arneson. Arneson a apporté les concepts fondamentaux comme les personnages individuels, les classes et la progression, tandis que Gygax a formalisé les règles et géré la publication. Les deux méritent le crédit de co-créateurs, même si l’histoire a parfois minimisé la contribution d’Arneson.
2. Pourquoi Greg Stafford est-il considéré comme le “chaman” du JDR ? Stafford a intégré des concepts mythologiques profonds inspirés de Joseph Campbell dans ses créations. Son monde de Glorantha et ses jeux comme Pendragon explorent la spiritualité, les archétypes et la quête héroïque d’une manière unique dans l’industrie. Il s’intéressait également au chamanisme dans sa vie personnelle.
3. Qu’est-ce qui rend L’Appel de Cthulhu de Sandy Petersen si révolutionnaire ? Petersen a inventé le concept de Santé Mentale comme attribut de personnage, transformant l’horreur en mécanique de jeu. Contrairement à D&D où les personnages deviennent plus puissants, dans L’Appel de Cthulhu, ils deviennent progressivement plus fragiles psychologiquement, reflétant parfaitement l’horreur cosmique lovecraftienne.
4. Comment Vampire: la Mascarade a-t-il changé le JDR ? Mark Rein-Hagen a introduit l’horreur personnelle et les thèmes matures dans le JDR grand public. Le Storyteller System mettait l’accent sur la narration plutôt que le combat, et le setting gothique-punk a attiré un nouveau public, notamment féminin, vers le hobby. White Wolf a capturé 25% du marché grâce à cette approche innovante.
5. Pourquoi la 3e édition de D&D de Jonathan Tweet était-elle si importante ? Tweet a rationalisé des décennies de règles accumulées en un système cohérent. L’Open Gaming License a permis à n’importe qui de publier du contenu compatible, créant l’écosystème d20 et stimulant une renaissance du JDR. Cette édition a modernisé D&D pour une nouvelle génération de joueurs.
6. Quel est l’impact de Dragonlance sur l’industrie du JDR ? Margaret Weis et Tracy Hickman ont prouvé que les univers de JDR pouvaient soutenir une fiction littéraire de qualité. Avec plus de 14 millions d’exemplaires vendus, Dragonlance a créé le modèle de la franchise multimédia JDR et a introduit des millions de lecteurs au hobby via les romans plutôt que les règles.