Au fil des dés qui roulent et des histoires contées, l’Italie a écrit une saga unique du jeu de rôle sur table. Née dans les clubs de wargamers des années 70, la passion a grandi, nourrie de traductions cultes, de créations locales audacieuses et de conventions devenues légendaires.
De la mythique Scatola Rossa de D&D aux succès internationaux comme Brancalonia, voici un voyage à travers cinquante ans d’imagination italienne.Quand tout a commencé : les clubs de passionnés (années 70–80)

Imaginez une salle enfumée à Milan en 1979. Autour d’une grande table, des passionnés de batailles napoléoniennes déplacent des figurines de plomb. C’est le club La Grande Armée, mené par Giovanni Ingellis, celui qui allait devenir le « grand ancien » du jeu de rôle italien. À Modène, au même moment, quelques mordus fondent le Club TreEmme. Personne ne le sait encore, mais ces lieux vont devenir les berceaux du JdR en Italie.
Au début, les vieux grognards du wargame lèvent un sourcil méfiant : « Un jeu sans plateau ni pions ? Quelle hérésie ! ». Les plus jeunes, eux, s’enthousiasment. Et bientôt, les rires bruyants des premières parties de rôle couvrent le bruit des dés de wargame.
Les tout premiers jeux de rôles italiens
Avant même que Dungeons & Dragons ne soit traduit, les Italiens inventent leurs propres aventures :
-
I Signori del Caos (1983) : Publié par Black-Out et né de l’imagination du Club TreEmme, il est considéré comme le premier véritable JdR italien édité.
-
Kata Kumbas (1984) : Une fantasy parodique brillante, nourrie de folklore et d’un humour typiquement italien.
Ces pionniers posent un acte fondateur : l’Italie ne sera pas qu’un pays importateur, elle créera ses propres mondes.

La boîte rouge débarque : la fièvre rôliste (années 80)
En 1985, un événement change tout. Dans les rayons apparaît une mystérieuse boîte rouge : la traduction italienne de Dungeons & Dragons, éditée par Giovanni Ingellis via la célèbre maison Editrice Giochi. Pour toute une génération, c’est une révélation. Les adolescents ouvrent la boîte, découvrent les dés polyédriques, et s’envolent vers des donjons pour combattre dragons et gobelins.
Le virus se répand. Très vite, d’autres jeux arrivent en traduction :
-
Uno Sguardo nel Buio (1986), la version italienne du classique allemand L’Œil Noir.
-
Les premiers modules D&D traduits, de La Rocca sulle Terre di Confine (Keep on the Borderlands) à Il Palazzo della Principessa d’Argento (Palace of the Silver Princess).
Dans les clubs, c’est l’effervescence. À Modène, les locaux deviennent trop petits. Le bouche-à-oreille est implacable. Bientôt, même ceux qui ne parlent pas anglais découvrent AD&D en version originale, guidés par des meneurs passionnés qui traduisent à la volée les scénarios de Gary Gygax.
Le 1er âge d’or et la créativité Made in Italy (années 90)

Les années 90 sont une avalanche de traductions qui définissent la culture rôliste, souvent portées par l’éditeur Stratelibri :
-
Il Richiamo di Cthulhu (1990) : les terreurs lovecraftiennes débarquent en italien.
-
MERP – Gioco di Ruolo del Signore degli Anelli : Tolkien prend racine durablement.
-
Vampiri: la Masquerade (1994) : un succès foudroyant qui séduit un public plus large et les fans de culture gothique.
C’est aussi l’époque où fleurissent des magazines cultes comme Kaos et Excalibur, véritables boussoles pour des milliers de joueurs.
Mais les Italiens ne se contentent pas de traduire ; ils affirment leur identité :
-
Lex Arcana (1993) : Un chef-d’œuvre qui plonge les joueurs dans une Rome uchronique où la magie impériale a stoppé l’avènement du christianisme.
-
On Stage! (1995) : Un ovni ludique, pionnier du jeu de rôle narratif sans meneur de jeu, qui transforme la table en théâtre d’improvisation.
La naissance des grandes conventions rôlistes italiennes
À Modène, ModCon devient le rendez-vous incontournable. À Lucca, le festival de bande dessinée accueille dès 1993 une section “Games”. En quelques années, Lucca Comics & Games devient le plus grand événement culturel d’Europe, prouvant aux joueurs qu’ils font partie d’une communauté massive et vibrante.
Fin 90–2000 : la traversée du désert… puis la renaissance
L’élan des années 90 est brutalement freiné. L’arrivée de Magic: The Gathering captive une partie des joueurs, qui échangent leurs fiches de personnage contre des decks de cartes. Puis, l’essor des jeux vidéo sur console et PC attire une nouvelle génération.
En 1998, Giovanni Ingellis disparaît. Pour beaucoup, c’est la fin d’une époque. Mais les braises de la passion couvent toujours.
Une nouvelle garde d’éditeurs assure la relève : Nexus, Asterion Press, et plus tard Narrattiva, qui popularisera les jeux indépendants. Un jeu en particulier va secouer la scène :
-
Sine Requie (2003) : une Europe alternative post-Seconde Guerre mondiale où les morts se relèvent. Avec son ambiance sombre et son système basé sur des cartes de tarot, le jeu devient culte.
En 2008, ModCon renaît de ses cendres et devient Play – Festival del Gioco, s’imposant comme le cœur battant de la création ludique italienne. L’étincelle est de retour.
Les années 2010–2020 : l’Italie rayonne à l’international

La 5e édition de D&D, traduite fin 2017 et largement diffusée en 2018, déclenche un nouveau phénomène, amplifié par la pop culture (Stranger Things) et les streams sur Twitch et YouTube. Des chaînes comme InnTale font entrer le JdR dans les foyers de milliers de nouveaux curieux.
Plus important encore, l’Italie n’est plus seulement une importatrice de talent : elle exporte ses propres créations.
-
Lex Arcana (2e édition) (2019) : Financée avec succès sur Kickstarter, cette somptueuse nouvelle édition par Quality Games ressuscite un mythe.
-
Broken Compass (2021) : Un jeu d’aventure pulp à la Indiana Jones qui remporte l’ENNIE Award du meilleur jeu de l’année.
-
Brancalonia (2021) : Créée par Acheron Games, cette “spaghetti fantasy” parodique et brillante est également couronnée aux ENNIE Awards et connaît un succès international.
- Fabula Ultima (2022) : Cet hommage vibrant aux JRPG (Jeux de Rôle Japonais) sur table, créé par Emanuele Galletto pour l’éditeur Need Games, connaît un succès mondial fulgurant et remporte le prestigieux ENNIE Award du Jeu de l’Année en 2023.
Figures emblématiques du JDR italien et héritage
-
Giovanni Ingellis : L’homme qui a ouvert les portes de l’imaginaire à l’Italie avec la boîte rouge. Une salle du salon de Lucca porte aujourd’hui son nom en hommage.
-
Francesco Nepitello : Un des auteurs de la première édition de Lex Arcana, il est devenu une star internationale en créant le jeu de rôle acclamé L’Anneau Unique (The One Ring).
-
Anecdote culte : Lors d’une ModCon à la fin des années 80, un tournoi d’I Signori del Caos a rassemblé plus de 40 joueurs simultanément dans une même session, une prouesse logistique et une preuve de la ferveur de la communauté.
Cinquante ans après ses balbutiements, le jeu de rôle italien est passé de quelques clubs de niche à une industrie culturelle florissante. Il a ses classiques, ses stars, et ses festivals de renommée mondiale. Aujourd’hui, l’Italie n’explore plus seulement les mondes des autres : elle invente les siens et les partage avec le monde entier.
Et comme le proclame Lex Arcana : Roma est aeterna. La passion du jeu de rôle en Italie, elle aussi n’a pas de fin.
Laisser un commentaire / une idée / compléter...