Après le Japon médiéval, Hub nous fait visiter l’empire aztèque à travers Le Serpent et la Lance, un thriller précolombien aussi dense que dépaysant aux éditions Delcourt. Entre fresque historique et roman noir graphique, ce projet monumental et ambitieux, inauguré par l’album Acte I : Ombre-Montagne, devrait s’étendre sur 3 tomes de 180 pages.
"Acte I : Ombre-Montagne", qu'est-ce que ça raconte ?
Au cœur de l’empire aztèque, sous le règne de l’empereur Ahuitzotl (à savoir le plateau central du Mexique, quelques décennies avant l’arrivée de Cortès).
Les momies desséchées de jeunes filles assassinées sont retrouvées aux quatre coins du territoire. Enucléées, édentées et les ongles arrachés, la tête et les épaules recouvertes de chaux blanche et un épi de maïs à la main, leur posture est à chaque fois la même.
Dans une civilisation qui recourt aux sacrifices humains, l’affaire se heurte à l’indifférence du conseil de Tenochtitlan… mais semble néanmoins terrifier le très âgé cihuacoatl (vice-roi et conseiller de l’empereur). Celui-ci diligente Serpent, un achcacauhtin (officier de justice) sadique et cruel, né avec les bras atrophiés, pour mettre un terme définitif à l’affaire.
Cozatl, prêtre de Tlaloc (le dieu de l’eau et de l’agriculture), cherche également à résoudre cette énigme dans la mesure où la mise en scène des corps rappelle certains rituels de son culte. Il appelle auprès de lui Œil-Lance, un ami d’enfance qui tient Tenochtitlan en horreur, afin de l’aider à trouver le ou les responsables de ces crimes.
L’affaire est d’autant plus délicate que ni le peuple ni l’empereur ne doivent l’apprendre ; que Serpent, Cozatl et Œil-Lance ont jadis été les élèves du redoutable et exigeant Ombre-Montagne, un ancien guerrier-aigle ; et qu’ils se haïssent depuis cette époque.
L'après-lecture : thriller & civilisation aztèque
Le Serpent et la Lance semble confirmer une tendance dans l’œuvre de Hub. Avec leur identité très marquée, les sphères historiques et culturelles qu’il explore constituent des genres à part entière : le Japon féodal de la saga Okko, les Vikings de la série Aslak (uniquement au scénario) et, désormais, les civilisations précolombiennes. Et tout en étant très documentée, son approche évite, à chaque reprise, les écueils de la surexploitation de genre : le Japon d’Okko, inspiré par le jeu de rôles Le Livre des Cinq Anneaux, est peuplé de yōkais ; Aslak exprime la lassitude des sagas habituelles et revisite les mythes nordiques…
Et Le Serpent et la Lance aborde la civilisation aztèque sous l’angle du thriller. Mais cela ne suffisait pas : finalement peu présentes dans nos œuvres, les cultures précolombiennes de Mésoamérique et d’Amérique du Sud y apparaissent la plupart du temps à l’aune de la Conquista espagnole. Il n’y aura guère qu’Apocalypto au cinéma, les très oubliables Aztèques d’Andreas et Incas en BD, ou le roman historique Azteca de Gary Jennings (qui incita Hub à concevoir sa série), pour explorer ces civilisations avant l’arrivée des Européens. Hub prit donc « la décision de décrocher les ultimes amarres qui nous rattachent aux pontons de nos connaissances », en faisant démarrer son intrigue en 1454, plus d’un demi-siècle avant l’arrivée de Cortès (1519).
Des plateaux arides du nord du Mexique jusqu’aux jungles luxuriantes du Guatemala, en passant par la vaste et grouillante Tenochtitlan, Hub a su donner vie à ces terres lointaines. Son découpage dynamique alterne de manière très cinématographique les plans d’ensemble sur les paysages ou les quartiers de la ville, les scènes d’intérieur saisissant des instantanés de la vie aztèque et, sur les personnages, différentes échelles de plans rapprochés pour appuyer leurs émotions, la tension des échanges, l’ambiance des scènes.
Li, qui avait déjà travaillé sur la saga Okko, apporte à l’album une mise en couleurs contrastée. Le récit est baigné par les teintes chaudes des paysages mexicains et les couleurs vives de la culture aztèque, de ses costumes, parures de plumes, peintures corporelles… Les ambiances lumineuses à la limite de l’éblouissement peuvent alterner avec des scènes plongées dans une obscurité (parfois trop) prononcée. Plutôt que d’uniformiser les couleurs sur l’ensemble de l’album, Li attribue à chaque séquence sa propre gamme de couleurs et son atmosphère visuelle, préférant les jeux de lumière réalistes aux ambiances stylisées.
Accouchant d’un récit avoisinant les 500 pages avec un premier tome qui en fait 180, Hub prend le temps de mettre en place son récit et ses personnages. Trop, peut-être, au goût de certains ? Tandis qu’une machination se déroule inexorablement, certains protagonistes tardent à s’impliquer, et il faudra quasiment tout l’album pour qu’Œil-Lance, qui semble être le « héros » de l’histoire, ne se décide à enquêter.
Comme dans les récits de la saga Okko, le passé est très présent (ha ha…) : les individus sont marqués par un lourd vécu, de sombres secrets se fraient un chemin vers la surface, de mauvais choix ou actes du passé engendrent les crimes ou les vengeances du présent. Le Serpent et la Lance se compose ainsi de trois timelines distinctes. Mais si les analepses (retours en arrière ou flashbacks) relatifs à l’adolescence d’Œil-Lance, Cozatl et Serpent sont aisément identifiables, d’autres épisodes sont difficiles à situer dans le temps : appartiennent-ils au passé, aux racines du mal, ou sont-ils des évènements du présent, resserrant l’étau et nous rapprochant d’une apogée funeste ?
Le Serpent et la Lance nécessitera une (re)lecture attentive pour apprécier son foisonnement visuel, saisir les implications de l’intrigue et relever tous les indices, toutes les allusions, disséminés au fil des planches. Rien dans la mise en scène de Hub n’est dû au hasard. De quoi nous faire patienter jusqu’à la parution de l’Acte 2 : Maison-Vide…
Zoom sur... La Vie privée des Hommes
Hub explique volontiers que l’envie de créer Le Serpent et la Lance lui est venue du roman historique Azteca, dont il nous conseille fortement la lecture. Son auteur Gary Jennings y raconte de manière crue et réaliste l’histoire de l’empire aztèque avant sa conquête par les Espagnols. Bien avant cela, Hub avait été dans sa jeunesse profondément marqué par le livre illustré La Vie privée des Hommes – Au temps des Mayas, des Aztèques et des Incas…, aux éditions Hachette.
Pour qui a grandi dans les années 80, la collection La Vie privée des Hommes, avec ses couvertures rouges et ses illustrations réalistes, avait de quoi saisir l’esprit et frapper l’imaginaire de ses jeunes lecteurs. Abordant sous forme de vignettes explicatives l’histoire de l’Humanité par périodes ou par civilisations, les dessins y étaient particulièrement évocateurs et dynamiques. La nudité et la violence n’y étaient ni censurées, ni gratuites.
Avec les rituels, les sacrifices humains et le culte de la guerre des civilisations précolombiennes, l’album Au temps des Mayas, des Aztèques et des Incas illustré par le prolifique Pierre Joubert, était sans doute l’un des plus impressionnants. Hub écrit « je l’ai tant de fois parcouru et dévoré des yeux – avant de l’égarer je ne sais où – qu’il est resté imprégné jusque dans les méandres les plus profonds de mes souvenirs de jeunesse ». Une influence puissante qui se retrouve immanquablement dans Le Serpent et la Lance et la mise en scène de la civilisation aztèque.
Hommage, clin d’œil ou empreinte inconsciente, reprenant ici dans une case, là avec quelques personnages, les illustrations de La Vie privée des Hommes, Hub nous montre à quel point Le Serpent et la Lance plonge ses racines en lui, à quel point il est fasciné par la civilisation aztèque, et à quel point cette œuvre monumentale lui sera exigeante.
Petit florilège, à vous d’en trouver d’autres :
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